Ce qui a changé (ou non) dans la création de nom

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J’exerce la profession d’onomaturge (créateur de noms) depuis deux décennies. À l’heure du tout digital et de l’intelligence artificielle, on est en droit de se demander si quelque chose a changé dans la manière de créer les noms de marque. Ce sera l’occasion de passer en revue certains mythes et de faire quelques rappels salutaires car, à mon grand étonnement, la création de noms n’a toujours pas la considération qu’elle mérite.

Et pourtant, n’en déplaise aux cassandres, le règne de l’image et des émojis n’a pas remis en question la nécessité du nom : il faut un mot pour démarrer sur Google. Et pourtant, créer les noms, c’est le métier le plus vieux métier du monde : « au commencement était le verbe ».

Au commencement était le cahier des charges. Quand mon client a terminé de formuler sa requête, je lui demande de prendre une feuille de papier et de me dessiner un bonhomme. Quatre fois sur cinq, son bonhomme se résume à une grosse patate et des bâtons mal tracés en guise de membres. Pas mieux qu’un enfant. Le client ne sait pas dessiner. En revanche, quand je lui demande de donner un nom à son bonhomme, il devient prolixe. Démonstration est faite. Le client respecte le designer parce qu’il ne sait pas dessiner, mais il a peu de considération pour l’onomaturge, parce que donner un nom, ça paraît si simple.

En vingt ans de carrière j’ai vu des gens s’embrasser, se disputer, menacer de démissionner à cause d’une création de nom. Il n’y a rien de plus émotionnel. « Le prénom », la pièce de théâtre de Matthieu Delaporte et Alexandre de la Patellière montrait avec humour à quelles extrêmités pouvaient conduire le choix d’un nom.

Non, l’intelligence artificielle ne peut pas tout faire

Les ordinateurs créent les noms… Vaste supercherie il y a vingt ans, vaste supercherie aujourd’hui. Quand j’ai commencé ma carrière, le génial Ivan Gavriloff et ses acolytes avaient conçu un logiciel d’aide à la création, Brainbooster. Ce formidable outil permettait de générer des cohortes de mots à partir d’autres mots clé. Un point de départ, jamais une panacée. En 2017, certaines applications vont beaucoup plus loin. Elles ne se contentent pas de sélectionner les mots pertinents, elles en inventent en croisant les syllabes et les sons. On en conclurait hâtivement que les machines ont remplacé l’homme. Erreur. Sans le flair et l’expérience de l’onomaturge, les mots ne sont rien. Il reste le seul à pouvoir dire quand le mot peut devenir marque.

La création de nom gérée en interne peut être une périlleuse loterie

Oui, chers patrons, il est tentant, en ces temps de bienveillance et d’économie collaborative, d’associer votre personnel à la création du futur nom. Malheureusement, sans l’accompagnement d’un professionnel, la création de noms en interne peut se solder par un cuisant échec. Je vous résume. Les collaborateurs sont invités à participer à un brainstorming. Ils sortent des mots qu’ils trouvent géniaux. Après vérification du département légal dans les classes de l’INPI concernées, ces mots s’avèrent inutilisables. Incompréhension et frustration du personnel. La super idée de motivation des équipes finit en fiasco et il faut repartir de zéro. Les séances de créativité en interne ont le mérite de créer du lien et de montrer combien il est difficile de produire un nom. Elles impliquent, elles expliquent, mais elles sont rarement efficaces.

Dites-moi comment vous décidez et je vous dirai si nous aboutirons

Mathématique. Plus il y a de gens à décider, moins il y a de chances de parvenir à un résultat. C’est comme ça. L’ennemi du créateur de nom, c’est le comité de sélection. Le potentiel d’un nom est dilué dans la multiplicité des avis exprimés. Les noms les plus forts que j’ai vu naître ont été le choix du maître. La sélection d’un nom n’est pas un exercice démocratique, loin de là. Les noms les plus osés en leur temps (ex : Orange, Virgin) sont l’expression d’une audace, de l’intuition d’un visionnaire. Et pour compliquer encore les choses, beaucoup de noms sont maltraités par les tests qui privent les candidats de leur substance et de ce qui aurait pu faire leur personnalité et leur force : leurs aspérités (ex : quelques connotations légèrement négatives). Rappelons-le, Twingo de Renault ou Amen de Thierry Mugler n’ont pas donné de bons résultats en tests mais les entreprises concernées ont cherché intelligemment à savoir pourquoi, sans les sanctionner directement.

En création de noms, le coup de cœur n’existe pas

En 20 ans, ça ne m’est arrivé qu’une seule fois. À Versailles, la SVTU (Société Versaillaise des Transports Urbains) cherchait un nom plus séduisant pour asseoir ses ambitions. Le brief avait de quoi déboussoler : mobilité, transports urbains, ville de Versailles, Louis XIV, bleu… Et puis je me suis souvenu de ce surnom que l’on donnait à Louis XIV : Phébus (le roi soleil). La directrice de communication fut enthousiaste et malgré les réticences (trop intello ?) et les résistances (des chauffeurs), le nom s’est imposé à tous. Phébus est un petit miracle. En général, un nom se jauge, s’apprivoise et s’installe après plusieurs réunions successives.

Le latin reste d’une étonnante modernité

Les marques que vous connaissez sont souvent issues de mots latins et vous ne le savez pas. Avis (l’oiseau), Volvo (je roule), Valeo (je vaux), Nivea (couleur de la neige), Acer (l’érable), Arena (le sable) et j’en passe, leurs vieilles racines ont donné des appellations d’une étonnante modernité. L’intérêt du latin, c’est qu’il donne à la marque une autorité, une crédibilité, un aplomb. De plus, étant à l’origine de beaucoup de langues européennes, il permet d’éviter plus facilement les obstacles d’ordre linguistique. J’invite tous les onomaturges à explorer les langues anciennes. Elles regorgent de trésors inattendus.

L’art de traverser les frontières

Il y a les marques qui ne s’embarrassent pas trop (pensez à ce que signifie Nike en français et en arabe ; ou Sega en italien) parce qu’elles ont le pouvoir et les moyens de se polir, de faire oublier leurs imperfections à grands coups de communications. Et puis il y a les autres. Pour celles-là, la globalisation est un défi. À certaines langues, rien ne résiste : le chinois, le japonais, le finnois… et le basque. Il faut des experts aux quatre coins du monde pour valider les hypothèses et trouver des alternatives, quand cela est possible (on ne sanctionne pas un très bon nom sur la base d’un seul pays problématique). Et attention, la linguistique ne suffit pas, il faut veiller à la dimension socio-culturelle. Un exemple ? cette société américaine, au début des années 90, qui voulait nommer ses biscuits « Grégory ».

Arrêtons de croire que le nom peut tout dire et tout faire

Il n’est qu’une des composantes de la marque, il n’est que le début d’une histoire. C’est la principale cause d’échec de la création d’un nom : la croyance selon laquelle le nom doit porter et exprimer de façon évidente et exclusive les qualités du produit ou de l’entreprise. C’est irréaliste. Le nom est une pierre précieuse que le design (le logo) sertit pour en faire un bijou. Le nom est une promesse que la communication rendra irrésistible. Il faut donc que l’agence de création de noms ou l’onomaturge travaille main dans la main avec les autres agences partenaires du client (branding, design, communication, RP), sans quoi le résultat s’avère décevant.

Il est facile de se moquer d’un nom de marque

C’est malheureusement l’exercice préféré du décideur – notamment dans la réunion du vendredi après-midi. Il prend rarement du recul. Il oublie trop souvent que Mercedes est le nom d’une fille espagnole ou que Nokia est une rivière de Finlande. Aurait-il appelé sa société informatique Apple ? J’en doute. Pour ça, il faut avoir de l’imagination, du courage et de la vista. L’onomaturge est un chercheur d’or. Les pépites, ces noms magnifiques qui n’attentent plus qu’on les choisisse, il les connaît déjà. Faut-il que le décideur en soit convaincu. Donnons-lui un coup de main. Le nom doit être mis en scène. Il est illusoire de penser qu’un nom puisse se choisir sur une feuille A4. Le nom doit être placé dans son environnement naturel : sur un packaging, sur une façade, dans une plaquette, sur une rayon… Il doit s’incarner. Devenu concret, vivant, il ne sera plus un sujet de moquerie.

Le juridique est un épouvantail

Oui, les classes de l’INPI sont encombrées. Oui, les avocats sont timorés. Oui, les services juridiques ne veulent pas prendre de risques. La même ritournelle depuis vingt ans. De bons noms sont trop souvent écartés pour de mauvaises raisons. Le juridique est l’alibi parfait, parce qu’il effraie, parce qu’il a cette dimension objective et rationnelle dont l’objet de création est dépourvu. Trop facile. Un nom est déjà pris ? Dans quelles classes, depuis quand ? Par qui ? Pourrait-on négocier ? La présence du service juridique aux premières présentations des noms est essentielle. Elle permettra d’éviter bien des malentendus et d’ouvrir de nombreuses pistes.

L’effet de mode pour ne plus avoir peur

Avoir peur d’être différent, d’être les premiers. En création de noms, comme dans beaucoup d’autres domaines liés à la création, la crainte de l’échec pousse au conformisme. Il suffit qu’une société adopte une sonorité pour que tout le monde suive, et que toutes les marques finissent par se ressembler. Il y eut la mode des noms qui finissent par « is » (ex : feu « itineris »), la mode des noms qui finissent par « oo » (ex : feu wanadoo) et maintenant la mode des noms finissent par « eo ». Tout le monde s’engouffre dans la brèche. Tous les secteurs de la communication sont touchés par cette maladie d’imiter les autres. Ça rassure de faire comme tout le monde ! Pour la publicité, prenons l’exemple du générique de « True Detective » avec ses images incrustées dans des silhouettes. Dans les six mois suivants, toutes les communications de marque ont adopté ces codes.

L’enjeu de la mémorisation

« Faites-moi n’importe quel nom, pourvu qu’ils se retienne ! » C’est la meilleure directive qu’un client m’ait jamais donnée. Là réside l’essentiel, au-delà du sens et du message : être retenu, coûte que coûte. Les recettes existent, je vous en donne une : les allitérations. Les noms dont les sonorités se répètent se retiennent plus facilement. On les appelle les noms « écho » et ils fonctionnent à merveille. Coca-Cola, Kit-Kat, les exemples ne manquent pas. Dans l’actualité récente, Panama Papers et Paradise Papers (allitérations en « pa ») doivent aussi leur succès à l’efficacité de leurs noms de code.

10 commandements aux CEO qui choisissent les noms

(hier, aujourd’hui et demain)

1° Établissez un brief précis mais laissez à l’onomaturge la liberté de l’interpréter.

2° Faites attention à la manière dont vous impliquez l’interne.

3° Ne vous attendez pas à avoir un coup de cœur.

4° Demandez au créateur de nom de mettre les noms en situation réelle.

5° Ne soumettez pas à trop de monde le choix du nom.

6° Prenez au sérieux le choix du nom, ne le mettez pas en queue d’agenda.

7° Invitez votre service juridique à la première présentation des noms.

8° Ne cédez pas aux effets de mode. Privilégiez les noms qui racontent une histoire.

9° Veillez à ce que les noms soient contrôlés dans les pays qui vous importent.

10° Partagez les recommandations de noms avec les autres prestataires concernés.

La création de nom est un art, l’art de jouer avec les mots, l’art d’imaginer qu’un mot peut acquérir de nouveaux sens. Sans le savoir (ni le vouloir, car ils échappaient à la dimension mercantile de la pratique) des écrivains et des poètes ont posé les jalons de ce curieux métier : Paolo Uccello, Guillaume Apollinaire, Raymond Queneau, Edgar Allan Poe, Geoffrey Chaucer, Jonathan Swift, George Pérec, Arthur Rimbaud et le précurseur des onomaturges, le plus grand d’entre tous : Lewis Carroll. Cet article est une manière de leur rendre hommage.

Au fait, pensez-vous être un(e) onomaturge ?

Si vous pouvez répondre par l’affirmative aux quatre questions ci-dessous, alors la réponse est oui.

Avez-vous une moyenne de trois cents points par partie au jeu de Scrabble ?

Parvenez-vous donner 3 anagrammes de « platine » en moins de deux minutes ?

Est-ce que vous inventez des néologismes sans vous en rendre compte ?

Est-ce que votre vous êtes d’une curiosité maladive ?

Source : Olivier Auroy (Directeur Général Kantar Consulting (WPP) – Auteur)